Le secteur du social semble traversé par une profonde remise en question quant à ses finalités et ses enjeux, au nom des politiques publiques qui font principalement la promotion des mots d’ordre de l’austérité, de la sécurité et de la technocratie. Un petit retour sur l’histoire du travail social s’impose, pour ne pas oublier le sens que comporte cette activité, à l’échelle de notre collectivité.
L’Etat social : perspective historique
C’est surtout au XIXe siècle que peuvent être aperçues les racines du secteur social moderne. Dans un contexte général d’industrialisation, d’urbanisation et de prolétarisation d’une grande partie de la population, des mesures de charité philanthropiques, bourgeoises et/ou religieuses se multiplient, de même que divers dispositifs de solidarité plus institutionnels. Les mouvements ouvriers et syndicaux s’organisent à travers des systèmes participatifs, mutuelles, coopératives, caisses de solidarité, etc., et d’un autre côté, la puissance publique se dote des premières législations sociales, concernant surtout la protection de l’enfance, le droit du travail, le logement social, la santé publique, etc…
La période qui suit la fin de la Seconde Guerre Mondiale est une période de reconstruction et de forte croissance économique, soutenues par les politiques keynésiennes : c’est à cette époque qu’on commence à parler d’un « Etat-providence ». Le contexte est donc très favorable au développement du secteur social. On peut observer le fort développement du travail social, qui atteint une certaine « apogée » à l’époque (Michel Autès). Le secteur est progressivement encadré et soutenu par des dispositions légales et réglementaires qui fixent le cadre des interventions, le fonctionnement des établissements, les modalités de financement, les catégories de publics… Parallèlement, la formation des travailleurs/euses sociaux s’organise, les écoles se multiplient, de nombreux diplômes sont créés entre les années 1960 et 1970. Cette époque est donc également un moment d’innovation et d’expérimentation.
Les Trente Glorieuses permettent une meilleure reconnaissance du travail social (l’expression « travail social » apparaît d’ailleurs dans les années 1970), et le secteur s’achemine vers un certain équilibre. L’Etat social s’est structuré selon un processus d’institutionnalisation pour le moins ambivalent : il a établi la nécessité de garantir la solidarité envers les plus vulnérables en investissant une partie des fruits de la forte croissance économique ; mais cela cependant à condition que les initiatives de solidarité respectent de nombreuses réglementations et contraintes propres aux politiques publiques. Les bénévoles, militant-es, notables, religieux…, ont dû faire des compromis avec les autorités publiques pour devenir de véritables professionnel-les, avec des salaires, protections et obligations légales… Cependant, la fin des Trente Glorieuses va fortement ébranler ce début de structuration.
Une restructuration de l’Etat social
Dans les années 1970 surviennent successivement deux « chocs pétroliers » qui mettent brutalement fin à la croissance économique, et provoquent l’entrée dans une période de récession. Dans les années 1980 surtout, la pauvreté s’accroît, le chômage de masse fait son apparition, les phénomènes migratoires et les colères des jeunesses des quartiers populaires urbains commencent à être considérés comme des problèmes graves : les rhétoriques de la responsabilité individuelle, du sécuritaire, de la rentabilité, etc., commencent à prendre le pas sur les discours de solidarité. Les fonds publics se raréfient : sous le coup d’une « invasion néo-libérales » (Bourdieu), les politiques publiques commencent à prioriser la rentabilité – ou « efficience » – dans leurs investissements. Le Front National réalise ses premières percées électorales à l’époque. La solidarité recule, l’individualisme monte, on critique l’« assistanat », qui devient un élément bouc-émissaire dans les discours publics.
Les principales répercussions sur le travail social de ces politiques néo-libérales sont surtout budgétaires, mais, au de-là, de la catastrophe qu’elles représentent, on peut faire l’hypothèse qu’il y a un enjeu de pouvoir, un enjeu politique, dans les pressions qui pèsent sur le travail social. L’Etat, derrière des prétextes économiques, semble vouloir surtout un contrôle total du secteur, comme on peut le voir avec les exigences gestionnaires croissantes et les diverses normes imposées d’en haut. La puissance publique génère par-là un fort durcissement de la structuration réglementaire et administrative du secteur social. Les établissements, les associations, les professionnel-les eux-mêmes sont de plus en plus soumis à des réglementations et des exigences souvent purement administratives et comptables, au nom de la « qualité » ou de la raréfaction des fonds publics, ce qui plonge de plus en plus les institutions du travail social dans une inertie mortifère. La commande politique n’est plus porteuse d’un projet de société clair, mais devient purement technique et autoritaire. La crise économique sert de prétexte à rationaliser le travail social, c’est-à-dire à lui imposer une autre logique, celle de la pure efficacité, de la pure rentabilité, de la pure conformité aux critères gestionnaires établis de façon unilatérale par une autorité publique presque totalement muette sur ce qui compte finalement le plus dans le champ du travail social : le sens et les valeurs humaines.
Au final, chacun peut le voir à son échelle, le sens originel du travail social se retourne totalement à cause de cette nouvelle logique imposée par les politiques publiques libérales et gestionnaires. Beaucoup d’institutions ne fonctionnent plus pour leur public mais pour leur propre survie, dans le cadre des injonctions émanant des politiques publiques, et ce, bien souvent, au détriment du public lui-même. Si la plupart des critères imposés par les politiques publiques pour lire, gérer et évaluer le travail social sont réducteurs et sont des pertes de sens, c’est parce qu’ils convergent de plus en plus avec ceux de la sphère marchande et des services en général, et, surtout, alimentent l’illusion qu’on peut maîtriser, calculer, gérer totalement ou presque ce qui se passe entre les travailleurs/euses sociaux et les personnes qu’ils/elles accompagnent. A nous tous, qui tenons au sens de notre travail, de lutter contre ces attaques.