Essonne : comment on s’en prend tranquillement à la prévention spécialisée
Le département de l’Essonne
compte aujourd’hui dix associations de prévention spécialisée, soit 138 postes
éducatifs. Les conventions signées entre le Département, les associations et
les villes ou intercommunalités étaient arrivées à leur terme depuis fin
décembre 2016. Le Département n’ayant pas encore décidé de ce qu’il allait
faire de la prévention spécialisée, un avenant était signé jusque fin juin
2017. Autant dire que les éducateurs sur le terrain ne savaient pas à quoi
s’attendre et avaient à juste titre du mal à se projeter dans leur travail.
Ces inquiétudes étaient d’autant
plus fortes qu’a circulé une nouvelle liste de villes prioritaires sur
lesquelles la prévention spécialisée est susceptible d’intervenir, et une
modification des taux de financement a été annoncée. Ceux-ci devaient passer de
80 % de financements départementaux et 20 % de financements
municipaux ou intercommunaux, à 70 % département – 30% villes et intercommunalités.
Nous en savons maintenant davantage sur l’avenir de notre secteur dans le 91,
en regardant la séance
publique de l’Assemblée départementale de l’Essonne du 27 mars 2017 (à
partir de 06:31:00) et en récupérant le
rapport concernant les nouvelles orientations départementales relatives à la
prévention spécialisée (attention la page 20 de la version du rapport
distribuée en séance n’était pas la même que dans la version écrite).
Dans un contexte national qui
nous est défavorable, nous sommes soulagés de voir que le Département de
l’Essonne maintient la prévention spécialisée sur son territoire avec le même
nombre de postes. Seulement de nombreux éléments nous inquiètent et ce à
différents niveaux : les choix de financement, l’orientation en termes de
pilotage et le travail à réaliser sur le terrain.
D’un point de vue financier, le
budget proposé est en baisse de 5 % par rapport à l’année 2016. Le fond du
problème n’est pas là même si cette baisse pose des difficultés. C’est surtout la
notion de co-financement qui questionne.
Les besoins
sociaux sur les communes du département indiquent qu’une
présence de la prévention spécialisée serait nécessaire dans de nombreuses
villes (prioritaires ou non). Pourtant, si les communes ou intercommunalités
refusent d’augmenter leur financement ou d’avoir un établissement de prévention
spécialisée, le Département se retrouve à ne pas pouvoir appliquer sa
compétence, certes facultative mais indispensable compte-tenu des besoins sur
son territoire. De plus, dans ces situations, que va devenir le financement
départemental que les villes et intercommunalités auraient dû avoir, sera-t-il
réparti sur les autres villes et intercommunalités ? Sur quels
critères ?
Ces questions font écho à des difficultés rencontrées
par le secteur ailleurs en France. En effet depuis le 1er janvier
2017, les Départements ont la possibilité de basculer la compétence prévention
spécialisée (et son financement) aux métropoles. Cela a eu lieu à Nantes, mais
aussi à Rouen par exemple. Dans ces différents endroits, la prévention
spécialisée a du mal à trouver sa place dans les compétences de la métropole,
et, plus encore, à trouver les financements adéquats. Le risque est clairement
que les élus municipaux veuillent orienter la prévention spécialisée vers la
tranquillité publique, la médiation, et l’animation des quartiers, au détriment
de leurs missions socioéducatives de protection de l’enfance.
Si le
Département trouve plus pertinent l’échelle de l’intercommunalité, la volonté de se rapprocher de cet échelon apparaît aussi comme une
façon de faire des économies par la « mutualisation » des moyens que
le Département souhaite voir se développer : nous prévoyons que des
fusions-absorptions de services de prévention spécialisée auront lieu avec
l’ensemble des conséquences que l’on connait (perte de certains postes,
uniformisation des pratiques, management développé, éloignement des contextes
locaux…)[1].
Par ailleurs,
les critères retenus pour élaborer la liste des villes prioritaires font que certaines communes dont des quartiers sont
classés en politique de la ville, ne sont pas prioritaires, et
n’appartiennent plus à la liste. En outre, cette liste modifie considérablement les effectifs dans
certaines associations existantes au détriment du travail réalisé et qu’il
reste à réaliser. On se retrouve donc dans une gestion de la prévention spécialisée
avec des territoires qui, d’une certaine façon, mériteraient sa présence,
au détriment d’autres où les besoins, pourtant réels, resteront sans réponse en
raison des critères retenus par les technocrates du Département. Pas sûr donc que
le redéploiement de la prévention spécialisée se fasse sans casse.
Enfin,
concernant le travail sur le terrain, certains élus (d’opposition comme de la
majorité), tout comme le rapport qui leur a été rendu, considèrent bien la prévention
spécialisée comme de la protection de l'enfance et non de la prévention de la
délinquance. Cependant, un certain nombre d'élus se contredisent et demandent
entre autres à la prévention spécialisée d’entamer des discussions avec la Préfecture
dans une perspective de lutte contre la radicalisation.
De la même
manière, selon le Président du Département, il est prévu de revoir le principe
d’anonymat et d’établir des objectifs d'obligation de présence aux Conseils
Locaux de Sécurité et de Prévention de la Délinquance (CLSPD) de chaque commune.
Encore un qui mériterait un rappel au sujet du secret professionnel en
prévention spécialisée[2] !
Il est enfin à noter
que l’administratif va prendre toujours plus de place puisqu’en plus du rapport
d’activité annuel déjà réalisé, un rapport intermédiaire est à réaliser à
mi-année, et son contenu conditionnera le versement de 20 % de la
dotation, sous réserve d’atteindre les objectifs fixés par le
Département ! Comme nous sommes dans une logique gestionnaire, les
critères pour ce type d’évaluation ne sont retenus qu’en fonction d’une façon
de voir le travail qui n’est pas celle des acteurs de terrain. On se retrouve
avec des indicateurs et des nuances qui ne font pas sens pour les équipes
éducatives : quelle différence précisément entre les catégories « jeunes
captés », « jeunes rencontrés » et « jeunes en suivi individuel » ?
Quelles sont exactement les « modalités de sortie du dispositif » sur
les motifs de fin de suivis ? D’ailleurs comment et quand sait on la fin d’un
suivi ? Et finalement, quel intérêt et quel usage pour tous ces
items ? L’évaluation sert-elle à permettre aux équipes de prendre du recul
sur leur activité et de mieux adapter leur pratique aux besoins du
territoire ? Ou sert-elle aux managers et gestionnaires pour contrôler
l’usage de l’argent public et la discipline des équipes éducatives ?
En conclusion,
on voit que, comme dans de nombreux autres territoires – y compris enÎle-de-France – le Département de l’Essonne tend à renforcer ce qu’on peut
appeler la rationalisation de la prévention spécialisée, c’est-à-dire l’emprise
sur celle-ci, permettant de lui imposer des réformes de ses thèmes et modes
d’intervention (prévention de la radicalisation, remise en cause de
l’anonymat), de ses financements et de sa gestion (transferts de compétence),
de ses territoires d’activité, etc.
Ces processus
nous questionnent finalement du point de vue du sens de notre travail. C’est ce
qu’ont tendance à omettre les services du Département qui veulent modeler le
secteur de la prévention spécialisée par en haut, en oubliant que ce métier a fondamentalement vocation à s’adapter aux différents terrains d’intervention.
Façonner la prévention spécialisée à travers des logiques de gestion, de
sécurité publique et d’austérité imposées par la technocratie départementale,
c’est la dénaturer presque entièrement.
C’est pour prévenir
ces menaces qui planent sur notre secteur que des collègues et militants de
toute l’Île-de-France ont décidé de lancer fin février un collectif des acteurs
de terrain en prévention spécialisée d’Île-de-France. L’objectif de ce
collectif ouvert est de se rassembler entre collègues et alliés pour défendre
la prévention spécialisée, les publics et quartiers pour lesquels elle
travaille, et réaffirmer que notre métier doit être porteur d’émancipation pour
les habitants et les professionnels, et non un instrument de contrôle piloté
par des élus assoiffés de pourcentages électoraux et de réductions des
soi-disant « déficits ». Le collectif peut être contacté à l’adresse
suivante : collectif-prev-idf@outlook.fr ou via notre Facebook : Rézo Social 93 La prochaine réunion devrait avoir lieu début mai.
Thibault Nachav (CGT Action Sociale 91), Jonathan Samy (SUD Santé Sociaux 93)
[1] Voir cet
article sur la situation de la prévention spécialisée en Île-de-France en
2016 : http://mouvements.info/la-prevention-specialisee-francilienne-en-voie-de-disparition/
[2] Comme
nous l’avions fait par rapport au Val-de-Marne :