Nous avons récemment appris que
le Val-de-Marne, un des derniers départements où la prévention spécialisée
n’était pas radicalement remise en cause, vient de rejoindre finalement les
rangs des fossoyeurs de celle-ci. La prévention spécialisée est une pratique
socioéducative en direction des jeunes et ados, en milieu urbain, basée –
rappelons-le bien pour commencer – sur la non-institutionnalisation de
l’action, l’anonymat des personnes accompagnées, la libre-adhésion de ces
dernières et l’absence de mandat nominatif d’intervention.
Comme dans de nombreux
départements, mais aussi certaines boîtes du 93, telles que l’association
Arrimages par exemple, il a été décidé qu’au mépris de toutes les règles les
plus élémentaires du secret professionnel (cf. encadré ci-dessous), les
éducateurs devraient maintenant remplir des fiches de renseignements plus ou
moins détaillées sur les personnes accompagnées ; cela sans que les
salariés n’aient de visibilité sur les destinataires et l’usage qui sera fait
des infos qu’ils rapportent.
Dans le 94, la cerise sur le
gâteau est le logiciel Eudonet, édité par Eudoweb, entreprise privée dont les
produits informatiques sont achetés par « 50 % des entreprises de l’indice CAC 40 ». On vous laisse imaginer le prix du service.
Ce logiciel se présente comme un
tableau de renseignement très détaillé contenant les informations nominatives
de base concernant la personne accompagnée, sa famille, ses relations (les
éducateurs sont invités à faire une fiche par personne), les dates et objets
des rdv, etc. Si une zone de flou entoure les usages et l’intérêt de ce gadget
informatique, on observe que les acteurs de terrains désapprouvent massivement ce
projet, d’après un questionnaire adressés aux équipes par des représentants de salariés.
En somme, les décideurs et les
hiérarchies reprochent à nouveau à ces idiots d’éducateurs que leur travail est
« illisible » et n’est pas « valorisé ». Pourtant, la
prévention spécialisée est financée par les ministères depuis 1959, et elle n’a
jamais eu autant à subir cette injonction à l’évaluation et à la
« lisibilité ». Alors, est-ce que la prévention spécialisée est
devenue illisible, ou est-ce les instances de tutelle qui ne savent plus lire
cette pratique alternative et originale, et ce qu’elle représente en termes de
lien social, de solidarité, d’autonomie et de diversité du public, d’aléatoire,
d’humain… ?
Les éducateurs le disent
bien : ce n’est même pas l’approche quantitative qui les gêne, car les
chiffres peuvent être utiles. Au moins ils ne sont pas pires que la collection
d’informations personnelles demandées par les tutelles à travers le logiciel. À
travers les informations qu’ils donneront, pour ficher les gens, les éducateurs
seront d’ailleurs eux-mêmes fichés, et leur activité contrôlée à travers cette
espèce de tableur Excell de luxe.
Le problème, c’est que ces
méthodes d’évaluation quantitatives et intrusives sont inadaptées à la
prévention spécialisée et retranscrivent extrêmement mal sa réalité de terrain.
Par ailleurs, elles sont une aberration économique puisqu’elles reviennent à
dépenser un temps de travail et des sommes budgétaires considérables pour un
résultat que la plupart des acteurs de terrain jugent très insatisfaisant,
voire dangereux : ces évaluations ne seraient-elles donc qu’un outil de
contrôle et de contrainte ?
On peut se rendre compte aisément
que ces méthodes d’évaluation sont également immorales et dangereuses car elles
amènent nos hiérarchies et les services de l’État à se constituer des bases de
données sur les personnes accompagnées – ce qui est plutôt inquiétant quand on
sait qu’un décret vient d’autoriser la création du fichier « Titres Électroniques Sécurisés », fichant, grâce aux infos des passeports et
cartes d’identité, 60 millions de français. Jusqu’à quel point ce fichage
généralisé ira-t-il ? On le verra rapidement si 2017 voit l’élection d’un
président de droite dure ou d’extrême droite.
Enfin, ce que semblent oublier
les Big Brothers en herbe qui font la promotion de ce type d’évaluation, c’est
que cette divulgation d’informations sur les personnes accompagnées dans le
simple cadre des évaluations et de la « démarche qualité » est une
rupture injustifiée du secret professionnel auquel sont tenus les salariés de
la branche Aide sociale à l’enfance du Département (branche dont fait partie la
prévention spécialisée). En un mot ces évaluations donnant le nom des personnes
accompagnées et des détails plus ou moins intimes sont illégales – à moins
d’informer les jeunes et les parents de mineurs qu’on fait des fiches sur eux,
ce qui, on l’imagine bien, est une aberration en prévention spécialisée, cette
dernière étant basée sur une relation de confiance établie sur le lieu de vie
des gens, de façon non-institutionnalisée, largement informelle et confidentielle.
RAPPEL DU CADRE RÉGLEMENTAIRE RELATIF AU SECRET PROFESSIONNEL EN
PRÉVENTION SPÉCIALISÉE
-
Les circulaires
d’application de l’arrêté du 4 juillet 1972 établissent la valeur
réglementaire du concept d’« anonymat » des personnes accompagnées
par la prévention spécialisée
-
L’article 9 du Code civil
établit le « droit au respect de la vie privée »
-
l’article
221-6 du Code de l’action sociale et des familles stipule que tous les
services rattachés à la branche Aide sociale à l’enfance du Département (et la
prévention spécialisée en fait partie selon les articles L. 121-2 et L. 221-1
du même Code) sont soumis au secret
professionnel
-
les articles
226-13 et 226-14 du Code Pénal et l’article
223-6 du même code précisent les seuls cas de figure où peut être rompu ce
secret professionnel : les évaluations internes et externes n’en font pas
partie, ni par conséquent les « démarches qualité » (c’est plutôt dans des situations de danger,
de violences, de maltraitances, par obligation d’assistance à personne en
danger, etc.)
-
enfin l’article
226-2-2 du Code de l’action sociale et des familles stipule notamment que
les parents d’enfants à propos desquels nous échangerions des informations
doivent être préalablement informés :
« Le partage des informations
relatives à une situation individuelle est strictement limité à ce qui est
nécessaire à l'accomplissement de la mission de protection de l'enfance. Le
père, la mère, toute autre personne exerçant l'autorité parentale, le tuteur,
l'enfant en fonction de son âge et de sa maturité sont préalablement informés,
selon des modalités adaptées, sauf si cette information est contraire à
l'intérêt de l'enfant. »