mardi 25 avril 2017

L’entrepreneur social : En Marche « vers le social business »

L’entrepreneur social
En Marche « vers le social business »

Les mutations radicales en cours dans le champ du travail social s’accompagnent de l’émergence d’une nouvelle figure : l’entrepreneur social. Adepte de la « modernité » libérale, chantre du social business, VRP de l’uberisation, l’entrepreneur social entend faire table rase de notre secteur professionnel en imposant un nouveau modèle économique au service du monde de la finance.
La « destruction créatrice » 
De coupes budgétaires en fermeture de services, l’austérité s’est installée dans la durée. Pour compresser l’action sociale et la soumettre aux obligations de résultat, les pouvoirs publics se désengagent et généralisent le recours à la prestation par l’intermédiaire des appels à projets. La fin des conventions pluriannuelles et la généralisation des plateformes de subventions dématérialisées ont déjà eu la peau d’un certain nombre de structures. Ce nouveau schéma concurrentiel est perçu par les entrepreneurs sociaux comme une opportunité pour réaliser une OPA sur le travail social. Une bataille entre « les modernes » et « les anciens » est en cours avec d’un côté le patronat de type paternaliste et de l’autre le patronat converti à l’économie de marché. Les luttes de pouvoirs entre les organisations patronales de la BASS s’inscrivent entre autres dans cette perspective. Pour les entrepreneurs sociaux, le concept de « destruction créatrice » théorisé par l’économiste Schumpeter serait actuellement à l’œuvre. La disparition du modèle associatif subventionné par les pouvoirs publics se traduirait par un changement de paradigme ouvrant les portes de l’action sociale aux diplômé-es des écoles de commerce, aux managers issu-es du privé lucratif, aux banques, aux fondations et aux fonds d’investissement…
Ni trust, Ni start’up !   
Dans ce nouvel environnement, les entreprises sociales remplaceraient les associations à but non lucratif et emprunteraient sans complexe les méthodes du privé à savoir un marketing offensif, un management par objectifs, ou le développement d’activités rentables… Dans cette partie de Monopoly®, les fusions, les absorptions et les banqueroutes déjà à l’œuvre se multiplieront et laisseront sur le carreau salarié-es et usager-es.
Les entrepreneurs sociaux ont élaboré deux modèles revisitant en profondeur les organisations du travail. Le premier que nous qualifierons de trust du social est en phase de consolidation ou de création.  Ces grands ensembles comme le Groupe SOS, Aurore ou certaines Sauvegarde sont le pendant des Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT). Ils se caractérisent par des regroupements de services visant à effectuer des économies d’échelles et par la mise en œuvre d’une chaîne de commandement hiérarchisée cherchant à imposer des pratiques professionnelles normatives et évaluables individuellement. Ces unités interviennent sur des secteurs diversifiés (handicap, protection de l’enfance, insertion, hébergement...). En cas de perte d’un appel à projet, ces unités peuvent rebasculer les professionnel-les sur une autre mission. Avec cette précarité financière, la polyvalence et la gestion deviendront incontournables ; la réingénierie des métiers répond en partie à ces problématiques…
En parallèle aux trusts,  « les Uber » de l’action sociale créent des start’up à grand renfort de marketing et de démagogie commerciale.  Leur modèle économique est censé limiter le recours au financement public par le développement d’activités lucratives, la levée de fonds par l’intermédiaire du mécénat, la sollicitation des fondations ou du monde la finance.  Particulièrement actif sur le terrain de la communication, les pouvoirs publics leurs attribuent un certain nombre d’appel à projet en espérant réaliser une opération marketing doublée d’une économie budgétaire… Sur certains territoires, le déploiement de l’action sociale est porté par un système de sous-traitance avec des travailleurs sociaux libéraux sans droits et sans couverture sociale.  Les sirènes de l’indépendance et le mirage de la liberté d’entreprendre attirent toute une nouvelle génération de professionnel-les. Ces startupers s’organisent entre autres dans des ruches ou des plateformes de coworking. Le principe de ces espaces de travail est basé sur la mutualisation des services, l’horizontalité des rapports sociaux et la location de « bureaux » à la journée ou au mois.
Les trusts et les start’up sont en réalité les deux faces d’une même médaille. Les deux modèles agissent de concert pour créer « un marché de la misère » et tirer nos droits vers le bas par la généralisation du dumping social.
Un réseau en Marche…
Dans ce petit monde de startupers, de managers, de communicant-es et de capitaines d’industrie, des figures de proue émergent et structurent les entrepreneurs du social autour de clubs particulièrement actifs. Parmi les têtes de réseaux, nous retrouvons Jean Marc Borello, président du groupe SOS qui s’est chargé de mettre en relation Emmanuel Macron avec Christophe Itier, directeur de la Sauvegarde du Nord, actuel pilier d’En Marche !  dans le Nord. Un focus sur cette personnalité s’impose pour bien cerner le profil type de ces patrons « en Marche ». Diplômé en Ressource Humaine, M. Itier intègre le cabinet de conseil Deloitte et y est mandaté pour effectuer un audit auprès de la Sauvegarde du Nord. Les préconisations émissent séduisent le CA de l’institution qui s’empresse de le débaucher et de lui proposer un poste de DG pour mettre en œuvre ses dites recommandations. En parallèle, la figure montante de l’entrepreneuriat social crée un premier club de dirigeant-es du social dans le Nord sous l’appellation de SOWO. Le succès de cette initiative le propulse sur le devant de scène ; SOWO rejoint alors un autre club d’envergure national : le MOUVES. Ce « MOUVement des Entrepreneurs Sociaux » essaime sur différents territoires et organisent des opérations marketing, des formations visant à promouvoir l’entreprise sociale. Véritable club de rencontres, le groupe met en relation des acteurs de la finance (Crédit Coopératif, Caisse d’Epargne, BNP), des cabinets de conseil (KPMG), des fondations (Vinci, MACIF), des start'upers et des directeurs-trices d’association. Les différentes successions à la tête de cette organisation témoignent d’un fonctionnement clanique. Christophe Itier a été président après avoir succédé à André Dupont par ailleurs président de la Sauvegarde du Nord qui a lui-même précédé Jean Marc Borello. En termes d’objectifs, Le MOUVES entend contribuer à l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneur, à influencer les pouvoirs publics et à promouvoir un nouveau modèle économique. Pour eux, l’innovation sociale passe des partenariats public/privé. La mise en place des contrats à impacts sociaux sous l’impulsion d’Hugues Sibille, actuel président de la fondation du Crédit Coopératif, est vue comme une aubaine. Le positionnement de la Sauvegarde du Nord sur ce nouvel outil de casse social n’est pas très surprenant…
Les entrepreneurs du social, issus des trusts ou des startup, avancent de manière structurée pour remodeler le visage de l’action sociale autour de modèles organisationnels et économiques. De réflexions, en élaboration de rapports, en passant par un travail de lobbying et des rencontres entre acteurs de « l’action sociale » et du monde de la finance, cette nouvelle figure menace notre conception du travail social. Leurs liens avec Emmanuel Macron témoignent d’une proximité idéologique qui se traduira par une attaque frontale de nos droits et acquis sociaux. Avec la Loi travail, la réingénierie des diplômes, la transformation des modes de financement et la volonté de NEXEM d’attaquer les conventions collectives, toutes les pièces du puzzle pour un changement radical de paradigme sont en place. Face à ce modèle libéral, la bataille pour le social passera, entre autres, par l’élaboration d’un contre modèle solidaire, critique et de transformation sociale !

mercredi 12 avril 2017

Essonne : comment on s’en prend tranquillement à la prévention spécialisée



Essonne : comment on s’en prend tranquillement à la prévention spécialisée

Le département de l’Essonne compte aujourd’hui dix associations de prévention spécialisée, soit 138 postes éducatifs. Les conventions signées entre le Département, les associations et les villes ou intercommunalités étaient arrivées à leur terme depuis fin décembre 2016. Le Département n’ayant pas encore décidé de ce qu’il allait faire de la prévention spécialisée, un avenant était signé jusque fin juin 2017. Autant dire que les éducateurs sur le terrain ne savaient pas à quoi s’attendre et avaient à juste titre du mal à se projeter dans leur travail.

Ces inquiétudes étaient d’autant plus fortes qu’a circulé une nouvelle liste de villes prioritaires sur lesquelles la prévention spécialisée est susceptible d’intervenir, et une modification des taux de financement a été annoncée. Ceux-ci devaient passer de 80 % de financements départementaux et 20 % de financements municipaux ou intercommunaux, à 70 % département – 30% villes et intercommunalités. Nous en savons maintenant davantage sur l’avenir de notre secteur dans le 91, en regardant la séance publique de l’Assemblée départementale de l’Essonne du 27 mars 2017 (à partir de 06:31:00) et en récupérant le rapport concernant les nouvelles orientations départementales relatives à la prévention spécialisée (attention la page 20 de la version du rapport distribuée en séance n’était pas la même que dans la version écrite).

Dans un contexte national qui nous est défavorable, nous sommes soulagés de voir que le Département de l’Essonne maintient la prévention spécialisée sur son territoire avec le même nombre de postes. Seulement de nombreux éléments nous inquiètent et ce à différents niveaux : les choix de financement, l’orientation en termes de pilotage et le travail à réaliser sur le terrain.

D’un point de vue financier, le budget proposé est en baisse de 5 % par rapport à l’année 2016. Le fond du problème n’est pas là même si cette baisse pose des difficultés. C’est surtout la notion de co-financement qui questionne.

Les besoins sociaux sur les communes du département indiquent qu’une présence de la prévention spécialisée serait nécessaire dans de nombreuses villes (prioritaires ou non). Pourtant, si les communes ou intercommunalités refusent d’augmenter leur financement ou d’avoir un établissement de prévention spécialisée, le Département se retrouve à ne pas pouvoir appliquer sa compétence, certes facultative mais indispensable compte-tenu des besoins sur son territoire. De plus, dans ces situations, que va devenir le financement départemental que les villes et intercommunalités auraient dû avoir, sera-t-il réparti sur les autres villes et intercommunalités ? Sur quels critères ? 
Ces questions font écho à des difficultés rencontrées par le secteur ailleurs en France. En effet depuis le 1er janvier 2017, les Départements ont la possibilité de basculer la compétence prévention spécialisée (et son financement) aux métropoles. Cela a eu lieu à Nantes, mais aussi à Rouen par exemple. Dans ces différents endroits, la prévention spécialisée a du mal à trouver sa place dans les compétences de la métropole, et, plus encore, à trouver les financements adéquats. Le risque est clairement que les élus municipaux veuillent orienter la prévention spécialisée vers la tranquillité publique, la médiation, et l’animation des quartiers, au détriment de leurs missions socioéducatives de protection de l’enfance.
Si le Département trouve plus pertinent l’échelle de l’intercommunalité, la volonté de se rapprocher de cet échelon apparaît aussi comme une façon de faire des économies par la « mutualisation » des moyens que le Département souhaite voir se développer : nous prévoyons que des fusions-absorptions de services de prévention spécialisée auront lieu avec l’ensemble des conséquences que l’on connait (perte de certains postes, uniformisation des pratiques, management développé, éloignement des contextes locaux…)[1].
Par ailleurs, les critères retenus pour élaborer la liste des villes prioritaires font que certaines communes dont des quartiers sont classés en politique de la ville, ne sont pas prioritaires, et n’appartiennent plus à la liste. En outre, cette liste modifie considérablement les effectifs dans certaines associations existantes au détriment du travail réalisé et qu’il reste à réaliser. On se retrouve donc dans une gestion de la prévention spécialisée avec des territoires qui, d’une certaine façon, mériteraient sa présence, au détriment d’autres où les besoins, pourtant réels, resteront sans réponse en raison des critères retenus par les technocrates du Département. Pas sûr donc que le redéploiement de la prévention spécialisée se fasse sans casse.

Enfin, concernant le travail sur le terrain, certains élus (d’opposition comme de la majorité), tout comme le rapport qui leur a été rendu, considèrent bien la prévention spécialisée comme de la protection de l'enfance et non de la prévention de la délinquance. Cependant, un certain nombre d'élus se contredisent et demandent entre autres à la prévention spécialisée d’entamer des discussions avec la Préfecture dans une perspective de lutte contre la radicalisation.

De la même manière, selon le Président du Département, il est prévu de revoir le principe d’anonymat et d’établir des objectifs d'obligation de présence aux Conseils Locaux de Sécurité et de Prévention de la Délinquance (CLSPD) de chaque commune. Encore un qui mériterait un rappel au sujet du secret professionnel en prévention spécialisée[2] !

Il est enfin à noter que l’administratif va prendre toujours plus de place puisqu’en plus du rapport d’activité annuel déjà réalisé, un rapport intermédiaire est à réaliser à mi-année, et son contenu conditionnera le versement de 20 % de la dotation, sous réserve d’atteindre les objectifs fixés par le Département ! Comme nous sommes dans une logique gestionnaire, les critères pour ce type d’évaluation ne sont retenus qu’en fonction d’une façon de voir le travail qui n’est pas celle des acteurs de terrain. On se retrouve avec des indicateurs et des nuances qui ne font pas sens pour les équipes éducatives : quelle différence précisément entre les catégories « jeunes captés », « jeunes rencontrés » et « jeunes en suivi individuel » ? Quelles sont exactement les « modalités de sortie du dispositif » sur les motifs de fin de suivis ? D’ailleurs comment et quand sait on la fin d’un suivi ? Et finalement, quel intérêt et quel usage pour tous ces items ? L’évaluation sert-elle à permettre aux équipes de prendre du recul sur leur activité et de mieux adapter leur pratique aux besoins du territoire ? Ou sert-elle aux managers et gestionnaires pour contrôler l’usage de l’argent public et la discipline des équipes éducatives ?

En conclusion, on voit que, comme dans de nombreux autres territoires – y compris enÎle-de-France – le Département de l’Essonne tend à renforcer ce qu’on peut appeler la rationalisation de la prévention spécialisée, c’est-à-dire l’emprise sur celle-ci, permettant de lui imposer des réformes de ses thèmes et modes d’intervention (prévention de la radicalisation, remise en cause de l’anonymat), de ses financements et de sa gestion (transferts de compétence), de ses territoires d’activité, etc.
Ces processus nous questionnent finalement du point de vue du sens de notre travail. C’est ce qu’ont tendance à omettre les services du Département qui veulent modeler le secteur de la prévention spécialisée par en haut, en oubliant que ce métier a fondamentalement vocation à s’adapter aux différents terrains d’intervention. Façonner la prévention spécialisée à travers des logiques de gestion, de sécurité publique et d’austérité imposées par la technocratie départementale, c’est la dénaturer presque entièrement.
C’est pour prévenir ces menaces qui planent sur notre secteur que des collègues et militants de toute l’Île-de-France ont décidé de lancer fin février un collectif des acteurs de terrain en prévention spécialisée d’Île-de-France. L’objectif de ce collectif ouvert est de se rassembler entre collègues et alliés pour défendre la prévention spécialisée, les publics et quartiers pour lesquels elle travaille, et réaffirmer que notre métier doit être porteur d’émancipation pour les habitants et les professionnels, et non un instrument de contrôle piloté par des élus assoiffés de pourcentages électoraux et de réductions des soi-disant « déficits ». Le collectif peut être contacté à l’adresse suivante : collectif-prev-idf@outlook.fr ou via notre Facebook : Rézo Social 93 La prochaine réunion devrait avoir lieu début mai.

Thibault Nachav (CGT Action Sociale 91), Jonathan Samy (SUD Santé Sociaux 93)



[1] Voir cet article sur la situation de la prévention spécialisée en Île-de-France en 2016 : http://mouvements.info/la-prevention-specialisee-francilienne-en-voie-de-disparition/
[2] Comme nous l’avions fait par rapport au Val-de-Marne :