samedi 11 avril 2020

Tribune de Jonathan Louli : "Pour la santé, les solidarités et la démocratie, au-delà d’une plainte contre quelques ministres"


Pour la santé, les solidarités et la démocratie, au-delà d’une plainte contre quelques ministres.

Par Jonathan Louli, sociologue, anthropologue, travailleur social.


Depuis la mi-mars, plusieurs plaintes ont été déposées contre certains hauts responsables de l’appareil d’État, principalement le premier ministre, É. Philippe, l’ancienne ministre de la santé et des solidarités A. Buzyn, et son successeur, O. Véran. C’est non seulement l’inaction et l’incompétence de ces cadres de l’appareil étatique qui est ciblée, leur communication assimilable à du « mensonge d’État », mais aussi leurs choix et directives conduisant à de la « non-assistance à personne en danger » voire à des « homicides involontaires »[1]. Depuis les confessions de l’ancienne ministre de la santé et des solidarités[2], il est en effet avéré que les plus hauts sommets de l’État étaient informés des risques de pandémie depuis fin décembre, ainsi que des risques de pénurie de matériel. Il est donc avéré, par la même, que ces risques ont constitué un enjeu tout à fait secondaire pour ces cadres de l’appareil d’État, focalisés notamment sur les batailles politiciennes des retraites et des municipales.
La crise sanitaire et l’hécatombe entraînées par un tel niveau d’impréparation, par un tel cumul de mensonges et d’incohérences de la part du gouvernement posent question. On pourrait presque comprendre les complotistes qui considèrent qu’au fond cette incompétence dissimule de sinistres calculs, la pandémie pouvant servir à casser les mouvements sociaux, agenouiller le peuple et répandre des dispositifs de contrôle. Cependant, si les responsabilités des différents cadres de l’appareil étatique et du gouvernement dans ces massacres par inadvertance doivent être pointées et sanctionnées, dans la mesure où elles peuvent être établies, il semble bien difficile d’envisager que ces quelques responsables politiques ont sciemment envisagé de laisser la pandémie se répandre et tuer des milliers de concitoyens... En effet, la gestion étatique de cette crise à travers une accumulation de « mensonges », d’« amateurisme » et de « médiocrité »[3] s’inscrit, plus banalement, dans une trame de choix politiques et économiques qui se déploie depuis plusieurs décennies.
Le principal trait distinctif de cette trame de choix politiques, à laquelle ont collaboré tous les gouvernements depuis au moins les années 1970, est la désintégration des systèmes de santé publique universelle, de solidarité et de protections sociales, et plus largement, de la plupart des services publics. Cette désintégration, qui s’appuie sur des prétextes comptables, des logiques d’accumulation capitaliste et de concurrence marchande, est aussi progressive qu’implacable. C’est le mépris, nourri depuis plusieurs décennies, à l’égard de l’hôpital public, de l’assistance, de la Sécurité sociale, des secteurs du social, du médico-social… qui a rendu possible et facilité la légèreté et l’inconséquence avec lesquelles les actuels cadres de l’appareil étatique ont pris en charge les menaces sur la santé publique et le lien social que représentaient le Covid-19.
Il a en effet très tôt été rappelé que ce sont les politiques d’austérité qui ont ravagé l’hôpital depuis au moins 1983 et le tournant de la « rigueur »[4], entraînant progressivement un véritable processus d’industrialisation du système hospitalier, transformant le soin en un travail à la chaîne, comme le fait observer le neurochirurgien au C.H.U de Tours Stéphane Velut[5]. Après plusieurs années de recherches et d’exercice en tant que travailleur social, j’ai également, moi-même, pointé un processus similaire d’industrialisation du travail social[6]. L’industrialisation du soin et du social s’observent par la marchandisation des cadres d’activité, c’est-à-dire par l’introduction de logiques de concurrence entre services, de financements selon la performance, de sous-traitance et de mécénats intéressés. La marchandisation engendre une invasion des logiques de gestion et de « démarche qualité » qui uniformisent et déqualifient les formations, les pratiques, les métiers. Ces logiques d’industrialisation tendent à vider les activités de soin et de solidarité de leur sens, à sur-exploiter les professionnels, qui sont majoritairement des professionnelles. La dégradation de la qualité et de l’intérêt du travail effectué sert alors de prétexte à de nouvelles colonisations marchandes et gestionnaires.
« Santé, social : même ministère, même combat ! », disions-nous il y a quelques années[7], à l’occasion d’une nouvelle salve de réformes néolibérales qui suscitaient l’opposition en raison de leur caractère antidémocratique : le délabrement des secteurs sociaux, médico-sociaux et hospitaliers s’explique bien par ces processus d’industrialisation qu’ils subissent depuis des décennies, sous le coup du terrorisme comptable et gestionnaire imposé de façon non-démocratique à des professionnel.les prolétarisés et des bénéficiaires méprisés. La crise actuelle est un analyseur, un révélateur, de la régression des principes démocratiques dans l’action de l’appareil d’État. Comme le remarque le chercheur Samuel Hayat sur son blog, « la pandémie de Covid-19 distord notre horizon politique »[8] car elle révèle à quel point notre appareil d’État s’est délibérément déconnecté des principes démocratiques essentiels, et à quel point, en cas de crise, son fonctionnement diffère assez peu de celui des États dictatoriaux : « Alors que les démocraties étaient censées se caractériser par un plus grand attachement aux principes à la fois politiques et moraux d’ouverture, de transparence, de solidarité, tout autant que par leur efficacité à prendre soin de leurs citoyens, la pandémie vient révéler qu’il n’en est rien. Dans la crise, les États dits démocratiques agissent avant tout comme des États, ni pires ni meilleurs que des dictatures, et non comme des démocraties ».
L’actuelle crise sanitaire appelle donc à voir au-delà d’une plainte contre tel ou tel responsable de l’appareil d’État. Car, si individuellement tel ou tel responsable peut imprimer une certaine teneur à certains aspects de l’action étatique, c’est la nature même de ce qu’on appelle l’État qui, on le voit aujourd’hui de façon flagrante, peut s’opposer aux principes démocratiques. Il est temps de se débarrasser définitivement de l’idée que l’État et la démocratie réelle sont liés. En tant que structure pyramidale de concentration du pouvoir, l’État, ses appareils, ses hauts responsables, peuvent même franchement mettre en déroute les principes démocratiques fondamentaux. On l’a vu avec le déferlement de pratiques répressives qui ont rendu les éborgnements, violences policières et harcèlements judiciaires courants dans les quartiers populaires et les manifestations, ces dernières années. On l’a  vu avec la multiplication de l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution, avec les réformes et directives imposés de façon unilatérale dans différents secteurs.  
Ainsi, le délabrement et l’industrialisation des secteurs hospitaliers, sociaux et médico-sociaux ne sont pas (uniquement) de la responsabilité de récentes activités ministérielles. C’est le fait d’une instrumentalisation du soin et du social, c’est-à-dire le fait que l’hôpital public, les secteurs sociaux et médico-sociaux, sont avant tout des instruments de l’action de l’État. Ils lui sont inféodés, et sont donc à l’entière merci des choix politiques, de l’idéologie de la rentabilité et de l’« efficience », de l’avidité de gestion des activités et de subordination des professionnel.les. Les conceptions et pratiques de gouvernement qui ont imprimé, de façon antidémocratique, leur forme actuelle aux secteurs du soin, du social et du médico-social, ont rarement fait l’unanimité et sont même très souvent allés à l’encontre des intérêts du plus grand nombre, comme le montrent la persistance des phénomènes d’exclusion sociale et d’inégalités en tous genres[9], les innombrables mobilisations des professionnel.les des secteurs hospitaliers, sociaux et médico-sociaux, des militant.es d’associations...
Ce que rappelle avec brutalité et atrocité la crise du Covid-19 c’est que peu importe ce que disent ou font les agents détenant les pouvoirs de décision au sein de l’appareil d’État, ils ignorent nécessairement une grande variété de réalités sociales et, par conséquent, leur action, au mieux, lèsera nécessairement les intérêts de certains groupes sociaux plus ou moins larges, au pire, ne défendra que leurs propres intérêts à eux. C’est ce que note encore Samuel Hayat : « Le coronavirus ne met pas en danger la démocratie ; mais nos dirigeants, face au coronavirus, sont en train de sacrifier la démocratie pour dissimuler leur incompétence et se maintenir au pouvoir ». En général, on ne voit pas de hauts responsables prendre des mesures qui vont à l’encontre de leurs propres intérêts, et c’est bien normal, à leur place nous ferions individuellement probablement la même chose : car un système pyramidal concentrant les décisions dans les mains de quelques personnes exerçant leur pouvoir en « cascade »[10] est nécessairement perméable aux intérêts privés de ces personnes, aux enjeux privés de carrière, de revenus, de positions... La concentration des pouvoirs et des revenus favorise la privatisation des instruments de l’intérêt général que sont censés incarner les services publics et les appareils d’État. La concentration et la privatisation des pouvoirs vont à l’encontre des principes démocratiques les plus élémentaires.
Attaquer en justice quelques responsables politiques pour leurs mensonges et leur incompétence ne servira donc qu’à les désigner comme boucs-émissaires pour apaiser les colères et faire payer les morts de celles et ceux qui ont été abandonnés par l’appareil d’État ces derniers mois, et ce n’est déjà pas mal car l’impunité n’est pas possible. Cependant, cette crise inédite doit nous faire réaliser que cette fois nous méritons mieux qu’une petite vengeance, mieux que le sacrifice de quelques hauts responsables. L’appareil d’État, rien que sous sa forme verticale, pyramidale, est contraire aux principes essentiels de la démocratie réelle. Ce sont les « petits » fonctionnaires qui font les services publics, à l’hôpital, à l’école, dans les administrations sociales, les services sociaux et éducatifs, les universités, les casernes de pompiers… Ce ne sont pas les ministères qui font les services publics. Peut-être est-il temps de donner les pouvoirs de décision à celles et ceux, travailleuses et travailleurs de terrain, usagers et usagères des services publics, qui, ensemble, connaissent les enjeux, les besoins, les priorités. L’appareil d’État s’est une fois de plus, une fois de trop, révélé être totalement perméable aux intérêts privés des décideurs, qui n’ont généralement aucun scrupule à appuyer leurs décisions par des mesures autoritaires. L’appareil d’État devient un obstacle à la démocratisation réelle au fur et à mesure qu’il devient perméable à la privatisation concrète et au cumul des pouvoirs. L’effroyable crise sanitaire actuelle doit nous amener à repenser nos liens collectifs, à l’appareil d’État et aux services publics, et peut-être, commencer à enterrer l’idée que l’appareil d’État fait tenir la société et la démocratie : « De nos jours, seule la superstition politique se figure encore que la vie civile doit être maintenue par l’État, tandis que, dans la réalité, c’est l’inverse : l’État est maintenu par la vie civile »[11]. Contre l’autoritarisme des hauts responsables de l’appareil d’État, contre la privatisation et la concentration des pouvoirs et des revenus sur lesquelles celui-ci se fonde, il est peut-être temps de songer aux moyens à donner à la démocratie réelle, dans toutes les sphères de la société.




[5] Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Gallimard, coll. « Tracts », janvier 2020. Voir son interview sur France Culture (en ligne).
[6] Jonathan Louli, 2018, "Le travail social en voie d’industrialisation ?", in Le Sociographe, n°64, pp. 95-103, consultable en ligne sur mon site.
[10] Étienne De La Boétie, 2010 [1549], De la servitude volontaire, Éditions Le Passager Clandestin, Le Pré Saint-Gervais, suivi et précédé d’entretiens avec Miguel Benasayag et Cornélius Castoriadis. Voir sur mon blog la note de lecture et le podcast audio présentant les principales thèses de l’ouvrage.
[11] Friedrich Engels, Karl Marx, La sainte famille, ou critique de la critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts, 1982 [1845], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.419-661. Voir la note de lecture suivante (en ligne).