Pour la santé, les solidarités et la démocratie, au-delà d’une plainte contre
quelques ministres.
Depuis la mi-mars, plusieurs
plaintes ont été déposées contre certains hauts responsables de l’appareil
d’État, principalement le premier ministre, É. Philippe, l’ancienne
ministre de la santé et des solidarités A. Buzyn, et son successeur,
O. Véran. C’est non seulement l’inaction et l’incompétence de ces cadres
de l’appareil étatique qui est ciblée, leur communication assimilable à du
« mensonge d’État », mais aussi leurs choix et directives conduisant
à de la « non-assistance à
personne en danger » voire à des « homicides involontaires »[1].
Depuis les confessions de l’ancienne ministre de la santé et des solidarités[2], il est
en effet avéré que les plus hauts sommets de l’État étaient informés des
risques de pandémie depuis fin décembre, ainsi que des risques de pénurie de
matériel. Il est donc avéré, par la même, que ces risques ont constitué un
enjeu tout à fait secondaire pour ces cadres de l’appareil d’État, focalisés notamment
sur les batailles politiciennes des retraites et des municipales.
La crise sanitaire et l’hécatombe entraînées par un tel niveau d’impréparation,
par un tel cumul de mensonges et d’incohérences de la part du gouvernement
posent question. On pourrait presque comprendre les complotistes qui considèrent
qu’au fond cette incompétence dissimule de sinistres calculs, la pandémie pouvant
servir à casser les mouvements sociaux, agenouiller le peuple et répandre des
dispositifs de contrôle. Cependant, si les responsabilités des différents
cadres de l’appareil étatique et du gouvernement dans ces massacres par
inadvertance doivent être pointées et sanctionnées, dans la mesure où elles
peuvent être établies, il semble bien difficile d’envisager que ces quelques
responsables politiques ont sciemment envisagé de laisser la pandémie se
répandre et tuer des milliers de concitoyens... En effet, la gestion étatique
de cette crise à travers une accumulation de « mensonges », d’« amateurisme »
et de « médiocrité »[3]
s’inscrit, plus banalement, dans une trame de choix politiques et économiques
qui se déploie depuis plusieurs décennies.
Le principal trait distinctif de
cette trame de choix politiques, à laquelle ont collaboré tous les
gouvernements depuis au moins les années 1970, est la désintégration des
systèmes de santé publique universelle, de solidarité et de protections sociales,
et plus largement, de la plupart des services publics. Cette désintégration,
qui s’appuie sur des prétextes comptables, des logiques d’accumulation
capitaliste et de concurrence marchande, est aussi progressive qu’implacable.
C’est le mépris, nourri depuis plusieurs décennies, à l’égard de l’hôpital public,
de l’assistance, de la Sécurité sociale, des secteurs du social, du
médico-social… qui a rendu possible et facilité la légèreté et l’inconséquence avec
lesquelles les actuels cadres de l’appareil étatique ont pris en charge les
menaces sur la santé publique et le lien social que représentaient le Covid-19.
Il a en effet très tôt été
rappelé que ce sont les politiques d’austérité qui ont ravagé l’hôpital depuis
au moins 1983 et le tournant de la « rigueur »[4],
entraînant progressivement un véritable processus d’industrialisation du système hospitalier, transformant le soin en
un travail à la chaîne, comme le fait observer le neurochirurgien au C.H.U de
Tours Stéphane Velut[5].
Après plusieurs années de recherches et d’exercice en tant que travailleur social,
j’ai également, moi-même, pointé un processus similaire d’industrialisation du travail social[6].
L’industrialisation du soin et du social s’observent par la marchandisation des
cadres d’activité, c’est-à-dire par l’introduction de logiques de concurrence
entre services, de financements selon la performance, de sous-traitance et de
mécénats intéressés. La marchandisation engendre une invasion des logiques de
gestion et de « démarche qualité » qui uniformisent et déqualifient
les formations, les pratiques, les métiers. Ces logiques d’industrialisation
tendent à vider les activités de soin et de solidarité de leur sens, à
sur-exploiter les professionnels, qui sont majoritairement des professionnelles. La dégradation de la
qualité et de l’intérêt du travail effectué sert alors de prétexte à de
nouvelles colonisations marchandes et gestionnaires.
« Santé, social : même ministère, même combat ! »,
disions-nous il y a quelques années[7],
à l’occasion d’une nouvelle salve de réformes néolibérales qui suscitaient l’opposition
en raison de leur caractère antidémocratique : le délabrement des secteurs
sociaux, médico-sociaux et hospitaliers s’explique bien par ces processus
d’industrialisation qu’ils subissent depuis des décennies, sous le coup du
terrorisme comptable et gestionnaire imposé de façon non-démocratique à des
professionnel.les prolétarisés et des bénéficiaires méprisés. La crise actuelle
est un analyseur, un révélateur, de
la régression des principes démocratiques dans l’action de l’appareil d’État. Comme
le remarque le chercheur Samuel Hayat sur son blog, « la pandémie de Covid-19 distord notre horizon politique »[8]
car elle révèle à quel point notre appareil d’État s’est délibérément
déconnecté des principes démocratiques essentiels, et à quel point, en cas de
crise, son fonctionnement diffère assez peu de celui des États
dictatoriaux : « Alors que les
démocraties étaient censées se caractériser par un plus grand attachement aux
principes à la fois politiques et moraux d’ouverture, de transparence, de
solidarité, tout autant que par leur efficacité à prendre soin de leurs
citoyens, la pandémie vient révéler qu’il n’en est rien. Dans la crise, les
États dits démocratiques agissent avant tout comme des États, ni pires ni
meilleurs que des dictatures, et non comme des démocraties ».
L’actuelle crise sanitaire
appelle donc à voir au-delà d’une plainte contre tel ou tel responsable de
l’appareil d’État. Car, si individuellement tel ou tel responsable peut
imprimer une certaine teneur à certains aspects de l’action étatique, c’est la
nature même de ce qu’on appelle l’État qui, on le voit aujourd’hui de façon
flagrante, peut s’opposer aux principes démocratiques. Il est temps de se
débarrasser définitivement de l’idée que l’État et la démocratie réelle sont liés.
En tant que structure pyramidale de concentration du pouvoir, l’État, ses
appareils, ses hauts responsables, peuvent même franchement mettre en déroute
les principes démocratiques fondamentaux. On l’a vu avec le déferlement de
pratiques répressives qui ont rendu les éborgnements, violences policières et
harcèlements judiciaires courants dans les quartiers populaires et les
manifestations, ces dernières années. On l’a
vu avec la multiplication de l’utilisation de l’article 49-3 de la
Constitution, avec les réformes et directives imposés de façon unilatérale dans
différents secteurs.
Ainsi, le délabrement et
l’industrialisation des secteurs hospitaliers, sociaux et médico-sociaux ne
sont pas (uniquement) de la responsabilité de récentes activités ministérielles.
C’est le fait d’une instrumentalisation du
soin et du social, c’est-à-dire le fait que l’hôpital public, les secteurs
sociaux et médico-sociaux, sont avant tout des instruments de l’action de l’État. Ils lui sont inféodés, et sont
donc à l’entière merci des choix politiques, de l’idéologie de la rentabilité
et de l’« efficience », de l’avidité de gestion des activités et de
subordination des professionnel.les. Les conceptions et pratiques de
gouvernement qui ont imprimé, de façon antidémocratique, leur forme actuelle
aux secteurs du soin, du social et du médico-social, ont rarement fait
l’unanimité et sont même très souvent allés à l’encontre des intérêts du plus
grand nombre, comme le montrent la persistance des phénomènes d’exclusion
sociale et d’inégalités en tous genres[9],
les innombrables mobilisations des professionnel.les des secteurs hospitaliers,
sociaux et médico-sociaux, des militant.es d’associations...
Ce que rappelle avec brutalité et
atrocité la crise du Covid-19 c’est que peu importe ce que disent ou font les
agents détenant les pouvoirs de décision au sein de l’appareil d’État, ils
ignorent nécessairement une grande variété de réalités sociales et, par
conséquent, leur action, au mieux, lèsera nécessairement les intérêts de
certains groupes sociaux plus ou moins larges, au pire, ne défendra que leurs
propres intérêts à eux. C’est ce que note encore Samuel Hayat : « Le coronavirus ne met pas en danger la
démocratie ; mais nos dirigeants, face au coronavirus, sont en train de
sacrifier la démocratie pour dissimuler leur incompétence et se maintenir au
pouvoir ». En général, on ne voit pas de hauts responsables prendre
des mesures qui vont à l’encontre de leurs propres intérêts, et c’est bien
normal, à leur place nous ferions individuellement
probablement la même chose : car un système pyramidal concentrant les
décisions dans les mains de quelques personnes exerçant leur pouvoir en
« cascade »[10]
est nécessairement perméable aux intérêts privés de ces personnes, aux enjeux
privés de carrière, de revenus, de positions... La concentration des pouvoirs
et des revenus favorise la privatisation des instruments de l’intérêt général
que sont censés incarner les services publics et les appareils d’État. La
concentration et la privatisation des pouvoirs vont à l’encontre des principes
démocratiques les plus élémentaires.
Attaquer en justice quelques
responsables politiques pour leurs mensonges et leur incompétence ne servira
donc qu’à les désigner comme boucs-émissaires pour apaiser les colères et faire
payer les morts de celles et ceux qui ont été abandonnés par l’appareil d’État
ces derniers mois, et ce n’est déjà pas mal car l’impunité n’est pas possible.
Cependant, cette crise inédite doit nous faire réaliser que cette fois nous
méritons mieux qu’une petite vengeance, mieux que le sacrifice de quelques hauts
responsables. L’appareil d’État, rien que sous sa forme verticale, pyramidale,
est contraire aux principes essentiels de la démocratie réelle. Ce sont les
« petits » fonctionnaires qui font les services publics, à l’hôpital,
à l’école, dans les administrations sociales, les services sociaux et
éducatifs, les universités, les casernes de pompiers… Ce ne sont pas les
ministères qui font les services publics. Peut-être est-il temps de donner les
pouvoirs de décision à celles et ceux, travailleuses et travailleurs de
terrain, usagers et usagères des services publics, qui, ensemble, connaissent
les enjeux, les besoins, les priorités. L’appareil d’État s’est une fois de
plus, une fois de trop, révélé être totalement perméable aux intérêts privés
des décideurs, qui n’ont généralement aucun scrupule à appuyer leurs décisions par
des mesures autoritaires. L’appareil d’État devient un obstacle à la
démocratisation réelle au fur et à mesure qu’il devient perméable à la
privatisation concrète et au cumul des pouvoirs. L’effroyable crise sanitaire
actuelle doit nous amener à repenser nos liens collectifs, à l’appareil d’État
et aux services publics, et peut-être, commencer à enterrer l’idée que
l’appareil d’État fait tenir la société et la démocratie : « De
nos jours, seule la superstition politique se figure encore
que la vie civile doit être maintenue par l’État, tandis que, dans la réalité,
c’est l’inverse : l’État est maintenu par la vie civile »[11]. Contre
l’autoritarisme des hauts responsables de l’appareil d’État, contre la
privatisation et la concentration des pouvoirs et des revenus sur lesquelles celui-ci
se fonde, il est peut-être temps de songer aux moyens à donner à la démocratie
réelle, dans toutes les sphères de la société.
[3] Pour
reprendre les termes de la
pétition en soutien aux médecins qui attaquent Buzyn et Philippe en justice, en
ligne.
[5] Stéphane
Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie,
Gallimard, coll. « Tracts », janvier 2020. Voir son
interview sur France Culture (en ligne).
[6] Jonathan
Louli, 2018, "Le travail social en voie d’industrialisation ?",
in Le Sociographe, n°64, pp. 95-103, consultable en
ligne sur mon site.
[10]
Étienne De La Boétie, 2010 [1549], De la servitude volontaire,
Éditions Le Passager Clandestin, Le Pré Saint-Gervais, suivi et précédé
d’entretiens avec Miguel Benasayag et Cornélius Castoriadis. Voir sur mon blog la
note de lecture et le
podcast audio présentant les principales thèses de l’ouvrage.
[11]
Friedrich Engels, Karl Marx, La sainte famille, ou critique de la
critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts, 1982 [1845], in Œuvres.
III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.419-661.
Voir la
note de lecture suivante (en ligne).