« Même critique, le théologien reste théologien »
K. Marx, Manuscrits de 1844
Du Parti Socialiste de Manuel Valls à Caroline Fourest ou aux trotskystes en passant par La France Insoumise, ou encore par beaucoup d’anarchistes, on observe le développement d’une islamophobie de gauche, plus ou moins « soft », appuyée sur un « athéisme agressif » dirigé, de fait, contre une partie des classes populaires. Cette « irréligion » serait-elle en train de devenir « l’opium du peuple de gauche » comme le suggère P. Tevanian ?
Partant de l’hypothèse que la
pensée de K. Marx peut encore servir de repère pour la gauche
anticapitaliste, nous aimerions montrer qu’à la lecture de deux articles écrits
dans sa jeunesse, la vision de la religion que propose Marx est diamétralement
opposée aux clichés marxistes propagés autour d’une citation sortie de son
contexte : « la religion est
l’opium du peuple ». En retournant justement dans les textes et
l’époque d’où est extraite cette citation, nous aimerions même montrer que,
suivant K. Marx, la critique de « la Religion » n’est plus une
tâche déterminante dans l’activisme révolutionnaire.
La polémique survenue à l’universitéd’été 2019 de La France Insoumise est un excellent et très récent exemple de
cette islamophobie de gauche décomplexée, qui nous permet d’étudier les
arguments avancées par ce parti pris, et de les confronter à la pensée de Marx.
En substance, Henri Peña-Ruiz et ses défenseurs disent : être
« islamophobe » (comme si dans la France de 2019 ce terme était
totalement neutre), c’est simplement revendiquer le droit de critiquer
l’institution religieuse islamique, son dogme, ses préceptes, ses implications ;
sans qu’il soit question, précisent ces « islamophobes »
autoproclamés, de s’attaquer directement aux personnes en raison de leur foi.
Cette « islamophobie » revendiquée ne s’attarde donc pas sur la façon
dont les gens interprètent et mettent en pratique leurs croyances. En d’autres
termes, ceux qui revendiquent la critique de la Religion, sans regarder comment
les différentes croyances s’incarnent en réalité, revendiquent finalement de faire ce
que Marx appelle de la théologie. Il
semble en effet que les tenants de cette critique de « la Religion »
aient davantage lu le Coran, la Bible et les encycliques papales que
K. Marx, car ce dernier avait déjà proposé des éléments de réponse dans
deux articles de jeunesse.
Dans A propos de La Question Juive, Marx s’attaque justement à un
socialiste de l’époque dont il avait été proche, Bruno Bauer, qui considérait
que la critique de la religion était fondamentale, et souhaitait, comme le
résume Marx, que « Juif et chrétien
ne reconnaissent plus dans leur religion respective que des étapes distinctes du développement de
l’esprit humain, des peaux de serpent rejetées par l’histoire » (souligné par Marx, p. 349 des Œuvres complètes éditées par La Pléiade). Ce mode de
pensée est bien celui de nombreux militants et militantes de gauche, qui
rejoignent sur ce point l’universalisme abstrait propre à différents modes de
pensée dominants en France, à gauche comme à droite du spectre politique, et
propres au développement des différentes républiques qui se sont succédé depuis la chute de l’Ancien Régime.
Cependant, dire que chaque
individu est un citoyen égal à n’importe quel autre est un pur sophisme, voire
même « la sophistique de l’Etat politique lui-même » (souligné par
Marx, p. 357), c’est-à-dire un raisonnement rendu vide et creux par le
fait qu’il est construit à partir de mots et de concepts abstraits, et pas à
partir de l’expérience directe du réel. En effet, cet universalisme abstrait
s'appuie sur la capacité de l’Etat à nier, dans sa sphère d’action, les données
biologiques, sociales, etc., qui distinguent les individus, sans cependant
abolir ces distinctions en réalité : « ce n’est qu’en s’élevant ainsi au-dessus des éléments particuliers que
l’Etat s’érige en universalité » (p. 356). L’universalisme qui
nie les différences concrètes entre les gens est une pensée issue des
nécessités de la construction de l’Etat et de son besoin d’homogénéisation et
de soumission des populations gérées.
Face à cet universalisme d’Etat,
l’individu mène une « vie double »
en tant que membre d’une « communauté
politique » abstraite, et en tant qu’ « individu privé » (p. 356). Autrement dit, dans l’Etat,
« l’homme est le membre imaginaire
d’une souveraineté illusoire, dépouillé de sa vie réelle d’individu et empli
d’une universalité irréelle » (p. 357). L’Etat s’érige sur une
contradiction entre citoyens abstraits et individus concrets, dont la religion
n’est en l’occurrence qu’un des aspects les plus visibles : « le conflit où l’adepte d’une religion
particulière se trouve avec sa qualité de citoyen n’est qu’un aspect partiel de
la contradiction générale, du conflit
profane entre l’Etat politique et la société civile » (souligné
par Marx, p. 364).
Aux comptes des mystifications
qui divisent l’espèce humaine, Marx dénonce donc bien moins « la
Religion » que la pensée universaliste et la citoyenneté abstraite sur
lesquelles s’appuie l’Etat pour asseoir la domination des classes possédantes, desquelles
il s’avère avec le temps n’être qu’un produit et un outil. Marx estime que la
question religieuse n’est qu’un aspect parmi de nombreuses autres caractéristiques
concrètes qui, attachées aux individus privés, réels, sont niées par l’Etat
dans la mesure où elles ne s’accordent pas avec le modèle de « l’homme
bourgeois » libre de défendre son intérêt égoïste. La critique
de « la Religion » n’est que théologie, idéalisme, abstraction pure,
et quasiment dénué d’intérêt pour l’activisme révolutionnaire : l’ennemi
principal doit bien, selon Marx, rester l’Etat qui divise, aliène, et ne sert
que l’exploitation et le marché.
La critique de « la
Religion » est pur idéalisme et pure abstraction car elle est
volontairement aveugle aux caractéristiques spécifiques de chaque individu, aux
contingences pratiques de toute institution religieuse, aux spécificités selon
lesquelles les différents croyants et croyantes interprètent et mettent en
œuvre leurs convictions. Cet « athéisme agressif » et amalgamant,
cette théologie de gauche, relèvent donc d’un nouvel idéalisme, car ils se
caractérisent par une attaque faite à une idée, comme si elle flottait seule
dans le ciel des idées, et sans influence mutuelle avec les gens, les sociétés
et les communautés concrètes se revendiquant de cette idée.
Avec P. Tevanian, on peut en
effet se demander : « est-ce
une phobie liée au foulard et à l’islam qui a soudainement rendu idéalistes des
matérialistes chevronnés, ou bien est-ce à l’inverse un idéalisme déjà présent
à l’état latent chez les matérialistes autoproclamés qui s’est simplement
révélé ? ». C’est ce que suggère le développement de cette
« islamophobie » de gauche décomplexée, à la relecture d’un autre
fameux texte de Marx sur le sujet, l’introduction à Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
Dans ce texte court mais dense,
d’où est extraite la fameuse citation « la religion est l’opium du peuple », Marx donne sa vision de
la critique et insiste sur l’importance d’ « abolir » ou de dépasser la philosophie, justement trop
abstraite et idéaliste, en passant à l’action pratique et en tendant vers la
« révolution radicale ». Le
texte débute sur l’importance de la critique de la religion, à l’époque où
l’Etat allemand, au milieu du XIXème siècle, se revendiquait encore comme
« Etat chrétien ». Mais comment réaliser la critique de la
religion ? Marx répond : « Voici
le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait
l’homme. À la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de
soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore conquis, ou bien s’est déjà de
nouveau perdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait recroquevillé hors
du monde. L’homme c’est le monde de
l’homme, c’est l’Etat, c’est la société. Cet Etat, cette société,
produisent la religion, une conscience
renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé » (souligné par Marx, p. 382).
En somme, dit Marx, la pensée
critique ne doit pas perdre de temps à s’attaquer aux religions en tant que
dogmes car elle ne deviendrait que théologie et abstraction : la critique
révolutionnaire doit garder à l’esprit que la religion est une forme de
conscience produite par l’environnement social et politique. Cette critique
doit donc voir les tares de « la Religion » comme des produits du
monde humain aliéné par l’Etat et la société de classes. Loin de se ruer
dans la critique athéiste et théologique, Marx tient plutôt à souligner la
fonction sociale de la religion : « elle est la réalisation
chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas
de réalité véritable (…) La misère
religieuse est à la fois l’expression
de la misère réelle et la protestation contre
la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un
monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est
point d’esprit. Elle est l’opium du
peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire
du peuple, c’est exiger son bonheur réel.
Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce
à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en
germe la critique de la vallée de larmes
dont la religion est l’auréole (…)
La religion n’est que le soleil
illusoire, qui gravite autour de l’homme, tant que l’homme ne gravite pas
autour de lui-même » (souligné par Marx, p. 383).
La critique théologique et
« islamophobe » de « la Religion » semble donc, au mieux,
un idéalisme candide, une passion bizarre, moins utile à la pratique
révolutionnaire réelle qu’une boutique de produits bio en vrac. Cette
démarche théologique est, au pire, une atroce perversité venant de camarades de
« gauche », car en revendiquant le concept
d’ « islamophobie » comme si de rien n’était dans la France de
2019, difficile de ne pas imaginer qu’il y a en-deçà de ces postures présentées
comme intellectuelles, une manœuvre politicienne visant à se rapprocher d'un
certain électorat gavé des discours islamophobes dominants parmi les médias et
les politiciens. Dans les deux cas, cependant, cette théologie de gauche est
une idiotie, à moins que les partisans de cette approche n’aspirent qu’à une
révolution spirituelle, et s’écartent de la « révolution radicale », réelle, prônée par K. Marx comme
par tous les authentiques socialismes, anarchismes et communismes depuis le XIXème
siècle.
Cette « islamophobie »
est une idiotie d’abord parce que dans la perspective révolutionnaire, il y a
plus urgent et plus utile, actuellement, pour combattre l’ordre des choses, que
de faire de la théologie. Mais aussi parce que revendiquer le droit à
l’islamophobie est un naufrage stratégique total, puisque cette revendication
ne fait que diviser les rangs et creuser davantage le fossé entre la « gauche » et les
groupes sociaux majoritairement prolétariens dans lesquels la religion
musulmane est présente. C’est le genre d’errements auxquels on arrive quand on
croit que les dogmes religieux flottent, autonomes, dans le ciel des idées, et
que les attaquer frontalement va subitement faire ouvrir les yeux aux croyants :
et si cette « islamophobie » n’a pas pour objectif d’ouvrir les yeux
aux camarades et aux groupes sociaux sensibles à l’Islam, alors quel est son
objectif… ? Capter une part du juteux marché de
la haine et de la xénophobie en l’estampillant « progressiste » parce
qu’on dit qu’on ne veut pas s’en prendre à des personnes particulières en
raison de leur foi, sur le mode ? "Islamophobes de tous pays, unissez-vous" ?
Cela vaut également pour les
camarades de « gauche » qui se diront « islamophobes » en
raison des dérives violentes de certains groupes ou personnes se revendiquant
de l’Islam : c’est ici une forme d’islamophobie que ces camarades
partageront avec Véronique Genest (qui se disait « islamophobe »
parce que cette religion lui fait peur), ou encore, avec les terroristes
d’extrême-droite qui, en riposte aux attaques de leurs homologues musulmans, assassinent
des civils innocents. Les « islamophobes » de gauche qui rejettent en
bloc la religion islamique à cause des dérives violentes de certains croyants
ont le même raisonnement amalgamant, anti-populaire et anti-matérialiste que
les islamophobes d’extrême-droite.
Ceux et celles qui, à gauche,
attaquent « la Religion » en général et en tant que concept abstrait
en raison des dérives de certains croyants, ont la même approche idéaliste,
bornée et absurde que ceux et celles qui attaquent « le Communisme »
en tant que concept abstrait en raison des dérives dictatoriales qu’ont connu
certains pays, ou que ceux et celles qui attaquent « l’Anarchisme »
en tant que concept abstrait en raison des actes terroristes de certains
militants. On oublie trop facilement que les dogmes et systèmes de pensée n’ont d’existence que dans
la façon dont ils sont mis en œuvre dans la réalité matérielle, sociale :
il faut juger les gens selon leurs pratiques et leurs propres justifications,
et non selon notre interprétation de ces systèmes de pensée ou de croyances
abstraits et généraux. L’important reste en effet d’aider les classes
prolétariennes à se construire leurs armes dans la perspective d’une « révolution radicale », c’est-à-dire
une révolution qui parte des individus humains réels et de leurs besoins concrets :
« la force matérielle doit être
renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en
force matérielle, dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de
saisir les masses, dès qu’elle argumente ad
hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être
radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’homme,
c’est l’homme lui-même » (souligné par Marx, p. 390).
Il n’est pas question, pour le
révolutionnaire, de rejeter en bloc les religions, quitte à discriminer et
rejeter une partie des classes prolétariennes, mais justement, de co-construire
avec ces classes sociales exploitées, des « armes spirituelles » qui mettront fin aux oppressions, et
spécifiquement aux oppressions d’humains par d’autres humains, telles que les
actuelles vagues d’islamophobie.
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